Olga Elegbe, Candidate au doctorat en droit, Université de Sherbrooke
Évelyne Jean-Bouchard, Professeure adjointe, Faculté de droit, Université de Sherbrooke; Chercheuse au Centre de recherche sur la régulation et le droit de la gouvernance (CrRDG)
La gravité de l’oppression des femmes iraniennes et afghanes est à un tel point qu’elle est de plus en plus associée à un crime d’apartheid. Les appels à la reconnaissance de l’apartheid fondé sur le genre comme un crime contre l’humanité sont d’autant plus pertinents au regard de la persistance des politiques systémiques de domination des hommes sur les femmes, telles que celles qui caractérisent le régime taliban. Préoccupée par cette détérioration croissante des droits des femmes et des filles afghanes, l’Organisation des Nations unies avait de nouveau appelé les autorités à revoir ces politiques discriminatoires, les qualifiant « d’apartheid de genre ». Bien qu’il existe un cadre juridique englobant des normes contraignantes ou non visant à lutter contre les discriminations à l’égard des femmes et des filles, la qualification formelle de telles mesures comme crime d’apartheid, reste assez complexe mais souhaitable. La reconnaissance de ce crime contribuerait à renforcer la gouvernance féministe.
Les discriminations fondées sur le genre soldées par la dégradation croissante des droits humains des femmes et filles afghanes et iraniennes sous le régime taliban, ont motivé le lancement d’une campagne contre l’apartheid de genre. Les activistes et militantes des droits humains cherchent en effet à faire reconnaître en droit international un crime d’apartheid de genre. L’objectif de cette mobilisation est d’aboutir au classement des politiques systémiques visant à maintenir la domination des hommes sur les femmes, au rang de crime d’apartheid en application de l’article 7 du Statut de Rome. Différents rapports du Conseil des droits de l’homme ont souligné la nécessité d’inscription de l’apartheid de genre comme crime contre l’humanité (A/HRC/56/25, A/HRC/53/21). Le projet d’articles sur la prévention et la répression des crimes contre l’humanité élaboré par le Groupe de travail sur la discrimination a appelé les États à incriminer l’apartheid fondé sur le genre afin de lutter contre les systèmes de privation des droits dans ce contexte.
Ce genre d’initiative s’inscrit alors sur ce que l’on pourrait appeler la gouvernance féministe. Celle-ci comprend notamment les façons dont l’autorité est à la fois exercée et obligée de rendre des comptes en matière d’égalité de genre (Sawer, Marian, et al., Handbook of Feminist Governance, p.1-13, ).
Faire avancer les droits des femmes par la gouvernance féministe
Les innovations en matière de gouvernance féministe sont multiples et se déploient à travers le temps et à différentes échelles. Elles ont en commun l’intégration de valeurs de participation et d’inclusion qui ont été opérationnalisées grâce aux groupes et aux réseaux féministes qui se sont engagés dans les politiques publiques. Au niveau national et organisationnel, elles comprennent la conception de formes non hiérarchiques d’organisation et de prestation de services qui a vu le jour dans les années 1970. Il s’agit notamment de modèles alternatifs visant à abolir les hiérarchies formalisées et normalisées par la bureaucratie patriarcale, tels que la cogestion, la gestion participative ou encore la gestion collective (Sawer, Marian, et al., p.4).
Au niveau international, la gouvernance féministe concerne notamment les initiatives de « soft law », c’est-à-dire une régulation non-contraignante à portée normative, liée à l’intégration de bonnes pratiques en matière d’égalité des genres. Par exemple, en 1985, 123 États avaient mis en place une forme ou une autre de mécanisme gouvernemental pour faire progresser l’égalité de genre (Sawer, Marian, et al., p.4). En 1995, la quatrième Conférence mondiale sur les femmes qui s’est tenue à Beijing, a donné un nouvel élan à ce qu’on appelle désormais « l’intégration de la dimension de genre ». Dans cette perspective, 165 États mettront en place des mécanismes gouvernementaux pour atteindre l’égalité de genre. En 2018, leur nombre est passé à 192 (sur 195 États dans le monde).
Il existe également des normes juridiques contraignantes édictées dans différents instruments internationaux, dont la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF). Celle-ci a été adoptée par l’Assemblé générale des Nations unies en 1979 et elle est entrée en vigueur en 1981. La CEDEF est une réponse au fait que les discriminations à l’égard des femmes persistent dans le monde, malgré la reconnaissance du droit à l’égalité dans les instruments plus généraux de protection des droits de la personne. Ainsi, la CEDEF octroie une protection aux femmes exclusivement. Cette asymétrie est justifiée, car les femmes constituent le principal groupe touché par la discrimination. La CEDEF a également prévu un dispositif de gouvernance visant à contrôler l’application des dispositions de la Convention par les États parties. Ce dispositif constitue un rouage essentiel de la force dynamique de cet instrument. Il oblige les États à mettre en œuvre les engagements pris, tout en créant un interlocuteur international compétent, le Comité, avec lequel s’instaure un dialogue constructif. Le travail de ce Comité, surtout grâce à son système de rapports par les États, a joué un rôle significatif dans la diffusion mondiale de la gouvernance féministe.
Par ailleurs, d’autres instruments internationaux édictent également des normes liées à l’égalité des genres, mais sans avoir une approche spécifique à l’égard des femmes. C’est le cas par exemple du Statut de Rome qui inclut des crimes de violence sexuelle et sexiste parmi les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité (art. 7(1)(g) et 8(2)(b)(xxii)). Malgré tout, la possibilité d’une reconnaissance du crime d’apartheid de genre en droit international reste limitée.
Peut-on reconnaître à l’état actuel un crime international d’apartheid de genre?
L’apartheid constitue en droit international une violation grave des droits humains et fait partie des crimes contre l’humanité (Statut de Rome, art.7(1)(j)). L’interdiction du crime d’apartheid est une norme impérative du droit international. Le contexte d’apparition du crime d’apartheid en droit international était spécifiquement basé sur la domination d’une minorité blanche sur la population majoritaire de race noire en Afrique du Sud. Conformément au Statut de Rome de la Cour pénale internationale (art.7(2)(h)) et à la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid (art.2), les éléments constitutifs du crime d’apartheid sont:
- Caractère inhumain des actes en cause
- Existence d’un régime institutionnalisé d’oppression systémique et de domination
- Caractère racial du système de domination
- Intention de maintenir le régime de domination
Il apparaît explicitement que les actes visés concernent les systèmes de domination fondés sur la race. L’association de l’apartheid fondé sur le genre à l’apartheid raciste tient au fait que le système actuel de gouvernance afghan s’apparente à la politique de ségrégation raciale qui avait cours en Afrique du Sud. En effet, la gouvernance afghane est fondée sur des lois et politiques instaurant une discrimination systémique entre les hommes et les femmes, dans le but d’exclure ces dernières de l’espace public. Bien que la criminalisation de l’apartheid raciste soit intervenue dans un contexte particulier, les pratiques actuelles contre les femmes afghanes et libanaises présentent les caractéristiques mentionnées dans le Statut de Rome et la Convention, à l’exception du critère de race. À moins d’interpréter le genre féminin comme « une race », l’extension du crime d’apartheid défini à l’article II de la Convention à l’apartheid du genre semble difficilement envisageable en l’absence d’une redéfinition de l’apartheid. La jurisprudence actuelle de la Cour internationale de justice ne laisse pas encore transparaître une telle volonté d’extension. Pourtant, la reconnaissance de l’apartheid de genre comme crime contre l’humanité par les Nations unies permettrait au procureur de la Cour pénale internationale de mener une enquête et poursuivre les chefs d’États responsables.
Néanmoins, le statut de Rome pourrait servir de base juridique pour la poursuite des actes systémiques de hiérarchisation fondée sur le genre. Le système de domination systémique contre les femmes peut bien trouver application dans le cadre de l’article 7.1.h du Statut de Rome, en tant que crime contre l’humanité, en termes de persécution pour des motifs de genre, donnant compétence à la Cour pénale internationale pour la poursuite et la répression de ces actes.
Pour sa part, le Canada en collaboration avec l’Australie, l’Allemagne et les Pays-Bas, a engagé une procédure devant la Cour internationale de justice contre les talibans pour violations des droits des femmes et des filles en Afghanistan. Cette action, initiée en septembre 2024, repose sur la CEDEF, que l’Afghanistan a ratifiée en 2003. C’est la première fois qu’un groupe d’États utilise la CEDEF pour poursuivre un autre État devant la Cour internationale de justice pour discrimination de genre. L’issue de ce recours est déterminante non seulement pour les femmes Afghanes, mais également dans le cadre du renforcement institutionnel de la gouvernance féministe à travers le monde.
