Édith Guilhermont
Docteure en droit- Agente de recherche et de développement au CrRDG.
Ce billet est le premier d’une série consacrée aux Transformations du droit pour les générations futures qui est le programme de recherche lancé en 2024 par le CrRDG et financé par le Fonds d’études notariales. Ce projet d’envergure vise plus particulièrement à identifier les changements du droit permettant d’assumer notre responsabilité envers les générations présentes et futures. Outre l’organisation de colloques scientifiques et de publications savantes, les personnes impliquées dans ce projet publieront des billets rendant accessibles, au fur et à mesure de leur avancement, les recherches en cours.
Aujourd’hui plus que jamais, le(s) droit(s) des générations futures sont au cœur de l’actualité. En droit international par exemple, avec l’adoption en septembre 2024 par l’Assemblée générale des Nations Unies du Pacte pour l’avenir, dont l’annexe II constitue une Déclaration sur les générations futures. Mais aussi avec la publication en juillet 2025 d’un important Avis consultatif de la Cour internationale de justice au sujet des obligations des États en matière de changement climatique. En droit canadien également, notamment avec l’adoption du Cadre de mise en œuvre du droit à un environnement sain dans le cadre de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999) qui fait de l’équité intergénérationnelle un principe devant guider les décideurs dans l’application la loi afin que celle-ci respecte le droit des Canadiens à un environnement sain, ce qui exigera de prendre en compte les effets sur les générations futures.
Observer, analyser et décrire les transformations qui sont à l’œuvre dans le droit actuel, du point de vue des sources normatives, de leurs formes, ou encore de leur force, fait partie de l’ADN du CrRDG. Son approche singulière devrait permettre d’enrichir les nombreuses réflexions qui sont menées sur le(s) droit(s) des générations futures depuis déjà quelques années un peu partout à travers le monde, notamment sous l’impulsion de traités internationaux et de l’UNESCO.
Je propose ici de présenter brièvement certains enjeux que soulève le(s) droit(s) des générations futures et les pistes de recherche que le CrRDG a choisi d’emprunter pour contribuer à la réflexion sur les transformations du droit qui sont nécessaires.
Les générations futures
Pour les juristes, comme pour les autres chercheurs en sciences humaines, les générations futures soulèvent au moins trois grandes difficultés : celle de la définition, celle du fondement éthique et celle de la pensée à long terme.
Qui sont les générations futures ?
Les générations futures sont évoquées lorsque des actions ou inactions de la génération actuelle auront un impact à long terme, négatif ou bénéfique, sur plusieurs générations de personnes qui vivront dans le futur. C’est surtout en matière d’environnement et de changements climatiques qu’on invoque les générations futures, où plusieurs enjeux vitaux sont interreliés : santé des populations, accès à l’eau potable, à une alimentation saine, à un air et des sols non pollués etc. Toutefois, la question du legs que notre génération fera aux générations futures se pose également dans d’autres domaines : finances publiques (dette), énergie nucléaire (déchets, usage militaire), bioéthique (test génétiques, transhumanisme), et, patrimoine culturel.
L’expression « générations futures » est largement utilisée par les médias, les gouvernements, les chercheurs et organisations citoyennes, dans des contextes très divers mais sans grande précision sur le sens de cette expression.
Par ailleurs, les traités internationaux, les lois canadienne et québécoise sur le développement durable, et d’autres textes encore, visent les générations futures sans jamais juridiquement les définir. Ainsi, toute réflexion sur le droit et les générations futures est confrontée à un problème de définition. Plusieurs chercheurs et chercheuses ont bien pointé cette difficulté tandis que d’autres ont tenté de la résoudre en optant pour une définition claire, mais limitée à leurs travaux. Les procès climatiques, au Canada et ailleurs, impliquant très souvent de jeunes demandeurs, ont eu tendance à brouiller les repères car ces générations présentes seront également impactées dans le futur comme leur descendance. Même si le plus souvent on limite les générations futures aux personnes qui n’existent pas encore aujourd’hui, cela ne répond que très partiellement à la question de savoir qui sont les générations futures.
Y-a-t-il une limite de temps (100, 1000,10000… ans) lorsqu’on se soucie des intérêts ou du bien-être des générations futures ? Les pays du Sud, les pays non-occidentaux, partagent-ils la même conception que nous des générations futures ? Leurs enjeux à cet égard sont-ils semblables ? Pourquoi parler de générations futures là où, finalement, il est surtout question de l’Humanité, dans toutes ses dimensions temporelles ? D’ailleurs, les générations futures sont-elles exclusivement humaines ou incluent-elles d’autres êtres vivants ?
Il n’existe pas une seule réponse à ces questions, ce qui rend la réflexion plus riche mais aussi plus complexe.
La dimension éthique de la préoccupation pour les générations futures
Les menaces à la santé, au bien-être, voire à l’existence même des générations à venir, sont, dans leurs grandes lignes, connues depuis la moitié du XXe siècle et aujourd’hui très documentées par la science. C’est dans le contexte d’après-guerre que la philosophie morale, celle d’Hans Jonas en particulier, s’est attachée à formuler une obligation, de nature éthique et non juridique, à l’égard des générations futures. Le concept d’équité intergénérationnelle formulé ensuite en droit pour préciser les devoirs à l’égard des générations futures, repose pour une large part sur cette obligation morale.
Le droit n’est donc pas le premier système de normes à s’être préoccupé des générations futures et aujourd’hui encore il ne peut ignorer les préoccupations des philosophes et éthiciens sur des sujets aussi existentiels et brûlants d’actualité que le transhumanisme, l’intelligence artificielle, et plus largement la convergence des NBIC (Nanotechnologies, Biologie, technologies de l’Information et sciences Cognitives). Surtout, il semblerait que toute tentative de reconnaissance de droits aux générations futures, de promotion d’une justice intergénérationnelle, ne puisse s’affranchir d’un détour par les fondements éthico-philosophiques des obligations juridiques que les générations présentes auraient à l’égard des générations futures.
Le problème du long terme
Lorsqu’on s’interroge sur la manière dont le droit pourrait être orienté pour tenir compte des intérêts des générations futures, un enjeu de taille nous saisit : la notion de long terme.
Les règles de droit ont rarement pour objet l’anticipation de l’avenir lointain, alors que c’est précisément tout l’enjeu que soulèvent certaines des menaces qui pèsent sur les générations futures. De nombreux auteurs ont montré, dénoncé, voire tenté de trouver des palliatifs à notre incapacité de penser véritablement le long terme qui est en partie due à des biais cognitifs. Cela se traduit dans nos démocraties par le « court-termisme » ou le « présentisme », consistant pour les politiciens à chercher à répondre, pendant le court mandat qui leur est confié, aux attentes de leur électorat, lesquelles se situent précisément à très court terme.
Transformer le droit
Transformer le droit, c’est bien plus que réformer le droit existant. Si créer de nouvelles règles, ou modifier celles qui existent déjà pour les améliorer, semble incontournable, cela est très insuffisant pour garantir l’effectivité et l’efficacité des nouvelles mesures. C’est ce que révèlent les travaux de recherche menés dans différentes directions ces dernières années.
À la question comment prendre en compte les intérêts des générations futures, et donc le long terme, il existe une multiplicité de réponses qui ne mobilisent pas le droit de la même façon ni avec la même force. Elles peuvent utiliser les voies classiques de réforme en introduisant de nouvelles règles, mobiliser les règles existantes d’une manière innovante afin de préserver les intérêts des générations futures, ou encore s’appuyer sur des initiatives citoyennes visant à mobiliser l’opinion publique et/ou à faire pression sur les gouvernements.
Je prendrai ici trois exemples de ces transformations complémentaires qui sont observées à travers le monde.
La constitutionnalisation des générations futures
La Constitution de nombreux pays fait aujourd’hui référence aux générations futures, voire affirme qu’elles bénéficient de droits. Si inscrire les générations futures dans la loi suprême d’un système juridique peut paraître la meilleure des solutions, l’expérience montre qu’elle n’a pas nécessairement d’effets concrets en pratique. Il y a, en effet, différentes manières d’inscrire la notion dans la Constitution et toutes n’ont pas la même portée juridique. Quoi qu’il en soit, il y a aujourd’hui un mouvement continu dans cette direction.
La Constitution canadienne ne fait pas référence aux générations futures et ne leur reconnaît donc aucun droit formel. Elles sont en revanche visées dans les lois fédérales et québécoises sur le développement durable, ce qui est logique car elles participent de la définition même du développement durable : développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs.
La judiciarisation des générations futures
Invoquer le droit des générations futures de vivre dans un environnement sain et durable à l’occasion de procès dits climatiques, est une façon de rendre très visible et actuelle la notion de générations futures en même temps que d’en faire un enjeu plus ou moins important du procès. Là encore, le(s) droit(s) des générations futures sont invoqués de façons aussi différentes qu’il y a d’États contre lesquels ces actions sont intentées. Mais à chaque fois, l’action des individus et des organismes à but non lucratif vise à forcer les États à agir davantage pour lutter contre les changements climatiques qui auront des conséquences de plus en plus graves sur les générations futures.
Il s’agit alors de mobiliser le droit existant, par exemple le droit à un environnement sain lorsque celui-ci a été consacré par l’État, ainsi que les droits humains : droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des personnes, droit à la santé, droit à l’eau potable etc. Lorsque le système juridique le permet, comme en France, les intérêts des générations futures peuvent également être représentés en justice par des associations dont l’objet le permet.
Au Canada, bien que la constitution ne consacre aucun droit aux générations futures en tant que telles, cela n’a pas empêché des plaideurs d’arguer une violation du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité ainsi que du droit à l’égalité garantis par la Charte canadienne des droits et libertés en invoquant ces droits au bénéfice des générations futures (Des jeunes devant la Cour d’appel d’Ontario ou encore des autochtones devant la Cour fédérale ).
L’institutionnalisation des générations futures
De plus en plus de pays ont choisi de créer une institution indépendante (commissaire, médiateur, Ombudsman) dont la mission principale, ou accessoire, est de faire en sorte que les intérêts des générations futures soient pris en compte dans les décisions politiques. La Hongrie et le Pays de Galles fournissent des modèles d’institutions spécifiquement dédiées aux générations futures afin de porter leur voix dans les décisions qui auront un impact sur l’avenir. Par ailleurs, émergent des commissions parlementaires que l’on qualifie de commissions du futur parce qu’elles sont destinées à introduire dans le travail parlementaire une perspective à long terme, en obligeant à préparer l’avenir. Le cas finlandais est souvent cité en exemple. Le mandat de ces commissions du futur est bien plus large que la prise en considération des générations futures dans des enjeux environnementaux. Il s’inscrit de plus en plus dans ce qu’on appelle la « gouvernance anticipative », dont l’équité intergénérationnelle constitue un principe fondamental.
À côté de cette institutionnalisation des générations futures, se développe un mouvement d’acteurs non gouvernementaux (en Belgique, France, Allemagne, Pays Bas, etc.) qui portent des initiatives en faveur des générations futures et du long terme : pression sur les gouvernements, actions en justice, réflexions, sensibilisation, éducation et mobilisation citoyenne.
C’est dans ce contexte général que les membres du CrRDG tenteront d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexions, notamment, mais pas seulement, au regard du droit de la gouvernance.
Trois champs d’investigation pour réfléchir aux transformations du droit pour les générations futures
I/ Démocratie, participation citoyenne et populations vulnérables
Ce premier champ de rechercher examinera le droit pour les générations futures sous l’angle de la démocratie, plus particulièrement de la participation citoyenne. Qui agit pour les générations futures ? En quoi consiste les différentes initiatives citoyennes et par qui sont-elles portées ? La recherche doit permettre à la fois de recenser les initiatives des citoyens qui agissent pour les générations futures et les traces des représentations du droit des générations futures dans le droit positif et la jurisprudence.
II/ Agriculture régénératrice, approche une seule santé et principe de précaution
La sécurité alimentaire des générations futures est aujourd’hui gravement menacée par l’agriculture intensive qui épuise les sols, et pour longtemps. Or, au-delà de l’agriculture durable, qui vise seulement à maintenir les sols, l’agriculture régénératrice pratique quant à elle l’amélioration des sols et des cultures et offre de bien meilleures perspectives pour les générations futures. Repenser l’agriculture en faveur de la régénération exige de sortir de la pensée en silo (sans jeu de mot) et de mobiliser de multiples savoirs. Comment le droit de la production agricole et alimentaire permet-il ou limite-t-il aujourd’hui cette agriculture régénératrice ? Quelles innovations normatives et quel type de gouvernance pourraient soutenir son développement ? Ce sont là quelques-unes des questions qui guideront les chercheuses et chercheurs. Leur démarche s’appuiera sur l’approche une seule santé qui semble une piste de solution prometteuse pour transformer le droit actuel et en faire un levier pour le déploiement d’une agriculture régénératrice.
III/ Droits durables
En choisissant d’envisager le droit pour les générations futures dans la perspective des droits durables, les chercheuses et chercheurs responsables de ce champ proposent d’examiner le fondement temporel des droits, c’est-à-dire de penser la stabilité à court terme et la viabilité à long terme du système des droits. Il s’agira aussi de comprendre comment les droits actuels pourront être mobilisés dans le futur et peut-être d’en imaginer de nouveaux..
