Ce billet a été coécrit avec le professeur Stéphane Bernatchez
Il y a quelques jours on célébrait le World One Health Day, dont l’objectif est d’attirer l’attention du monde entier sur l’importance de l’approche Une seule santé pour prévenir et contrôler les risques sanitaires complexes auxquels nous faisons face. L’Organisation mondiale de l’Alimentation et de l’Agriculture (FAO) n’a pas manqué de souligner cette journée, elle qui fait partie de l’Alliance quadripartite sur l’approche Une seule santé formée en 2022 avec trois autres organisations des Nations Unies : l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), l’Organisation mondiale de la Santé animale (OMSA) et le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE). À cette même occasion, Agriculture et Agroalimentaire Canada a indiqué que :
(d)ans le secteur agricole, l’approche Une seule santé vise à protéger les moyens de subsistance des agriculteurs contre les répercussions des maladies végétales et animales et à améliorer la durabilité et la résilience des systèmes agroalimentaires.
Bien que la notion Une seule santé ait émergé au début des années 2000 pour faire face aux menaces épidémiques de zoonoses (ex. H5N1, Ébola) et lutter contre l’antibiorésistance, elle gagne du terrain dans le domaine agroalimentaire. Comment cette approche est-elle reçue au Québec ? Ce billet propose d’explorer précisément le processus d’intégration de l’approche Une seule santé dans la gouvernance agricole au Québec. Nous exposons succinctement la pertinence de cette approche pour assurer la sécurité alimentaire des générations présentes et futures, avant d’examiner des initiatives normatives qui ont mené ou auraient pu mener à son incorporation dans la gouvernance agricole.
L’approche Une seule santé comme fondement d’une agriculture soucieuse des générations futures
En 2023, le Groupe d’experts de haut niveau pour l’approche Une seule santé (OHHLEP) formé par les Nations Unies a proposé une définition commune et plus aboutie de ce concept. En substance, l’approche Une seule santé repose sur la reconnaissance de l’interdépendance entre la santé humaine, la santé animale et la santé des écosystèmes. Elle promeut le décloisonnement des disciplines ainsi que des politiques sanitaires bien souvent conçues et mises en œuvre en silos, et institue ainsi un réel mode de gouvernance interdisciplinaire, intersectoriel et intégré « des » santés.
Cinq grands principes accompagnent la définition du Groupe d’experts :
- l’équité entre les secteurs et les disciplines;
- la parité sociopolitique et multiculturelle;
- l’équilibre socioécologique;
- la bonne gestion et la responsabilité;
- et la collaboration transdisciplinaire et multisectorielle.
Appliquée au secteur agroalimentaire, Une seule santé provoque un changement de paradigme menant à « poser de manière plus systématique la question des impacts des actions en réunissant les compétences des différents acteurs impliqués, et en établissant un langage commun entre les acteurs de la santé humaine, de la santé animale et de la gestion des écosystèmes. » (Duru et Therond). À ce jour, les tentatives visant à aborder conjointement les changements environnementaux et sanitaires liés aux systèmes alimentaires demeurent en effet limitées, en grande partie en raison du cloisonnement des savoirs et des actions dans les politiques publiques.
En effet, la production alimentaire soulève de multiples enjeux sanitaires complexes et interreliés. Par exemple, les systèmes agricoles contribuent à la perte de biodiversité, l’appauvrissement, la contamination et l’érosion des sols. Or, ces phénomènes entraînent des répercussions sur la santé des écosystèmes et sur l’émergence de maladies infectieuses zoonotiques. La résilience des systèmes agricoles est aussi mise à rude épreuve dans le contexte des changements climatiques. S’ajoute à cela une incidence inquiétante de maladies chroniques, comme des cancers, associées notamment à l’utilisation d’intrants de synthèse (fertilisants, pesticides) (Duru et Therond) et à l’effet cocktail. De fait, la disponibilité des aliments, tout comme leur diversité, leur qualité nutritive et leur innocuité, demeurent inégales – et parfois même régressent – à l’échelle mondiale, ce qui soulève d’importantes préoccupations en termes de sécurité alimentaire pour les générations futures.
Selon les Nations Unies, au cours des trente prochaines années, les ressources et la sécurité alimentaires seront sérieusement menacées si peu ou pas d’actions sont prises pour assurer la durabilité des systèmes alimentaires. Les projections futures concernant les tendances mondiales de rendement du maïs et du blé indiquent un déclin significatif et on anticipe d’importantes perturbations du secteur de la pêche.
Comme l’écrit l’auteur de AgriculTerre, l’« agriculture n’a d’autre choix, afin de préserver notre avenir, que de refonder un pacte de solidarité avec la vie », de passer d’une nature extractive à créatrice du vivant.
À cet égard, l’approche Une seule santé a le potentiel de créer un véritable changement de paradigme dans la régulation de la production agricole. Des systèmes alimentaires qui assurent la sécurité alimentaire et la nutrition pour les générations futures nécessitent, selon Duru et Therond, « de mobiliser des approches systémiques et ainsi dépasser les approches en silo du type « un problème, une solution » ». Ces chercheurs proposent d’ailleurs d’élargir le cadre conceptuel Une seule santé afin qu’il prenne en compte les interactions entre la santé des agroécosystèmes, les santés animales et humaine et celle du système Terre. Les interactions entre ces quatre santés doivent à la fois guider la recherche sur les systèmes alimentaires et éclairer la conception de politiques publiques plus unifiées en la matière, notamment l’élaboration de plans d’action systémiques.
De la même façon, l’approche Une Seule santé devrait être poursuivie dans une autre direction, soit pour y ajouter l’importance de la santé démocratique. Afin que la santé de la nature, des animaux et des humains soit protégée, encore faut-il que la société soit elle-même en santé, et plus particulièrement ici la santé démocratique. L’approche pour Une santé commune, développée à partir des travaux de l’Institut Michel-Serres à Lyon, insiste sur « la conjonction de ses trois composantes en interdépendance hiérarchique irrévocable: pas de santé humaine sans santé de la société; pas de santé de la société sans santé des milieux naturels. » L’attention accordée à la santé sociale distingue l’approche Une santé commune.
L’intégration de l’approche Une seule santé dans les normes agricoles québécoises
Alors que la tentative de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) de renforcer l’approche Une seule santé dans le projet de loi no 70 modifiant la Loi sur la protection sanitaire des animaux a échoué l’année dernière, deux exemples récents montrent par ailleurs que cette approche pénètre progressivement et autrement la gouvernance agricole.
La Politique bioalimentaire 2025-2035 du Québec, de portée gouvernementale, a pour ambitions d’accroître l’autonomie alimentaire, de développer un secteur alimentaire prospère et durable et d’accélérer l’innovation dans ce secteur. L’approche Une seule santé y figure comme élément de la vision collective de la politique, qui indique que :
Le Québec s’inspire de plus en plus du concept « Une seule santé » dans ses interventions. (…) Elle peut s’appliquer à de multiples enjeux du secteur bioalimentaire tels que la sécurité sanitaire des aliments, la santé des sols, la qualité de l’eau ou la préservation de la biodiversité végétale, la résistance aux antimicrobiens et les zoonoses.
La nouvelle Politique bioalimentaire 2025-2035 se fonde sur une gouvernance interministérielle et intersectorielle. Dans sa mise en œuvre, elle préconise la collaboration et la responsabilité partagée entre l’ensemble des acteurs concernés par le secteur bioalimentaire, témoignant d’une volonté de décloisonnement des expertises et des solutions dans une visée systémique.
L’élaboration de la politique, entreprise en 2024, a été un vaste chantier auquel ont participé des partenaires bioalimentaires, gouvernementaux et régionaux. C’est au cours de ce processus que l’idée d’intégrer l’approche Une seule santé a émergé. Elle a été identifiée comme l’une des principales pistes de solution proposées pour favoriser l’autonomie alimentaire durable et l’économie du Québec au cours de la consultation des 300 partenaires bioalimentaires (consommateurs, acériculture, biologique, laitier, grains et plantes fourragères, pêches et aquaculture, etc.). L’incorporation du concept Une seule santé découle ainsi du processus de coconstruction d’une norme de droit de la gouvernance, c’est-à-dire un droit associé au « pilotage non autoritaire des conduites » (Morand, 1999), généralement produit suivant des processus moins formels que le droit classique de l’État et n’ayant pas un caractère contraignant.
À l’échelle plus locale, le Plan de développement d’une communauté nourricière (PDCN) de la Ville de Sherbrooke est lui aussi un exemple de l’intégration du concept Une seule santé dans un instrument de droit de la gouvernance suivant un processus semblable. Issu d’une démarche de coconstruction ayant réuni les parties prenantes du secteur agroalimentaire dans la ville-MRC de Sherbrooke, ce plan indique dans son énoncé de vision que l’approche Une seule santé a inspiré le mouvement « Une ville, une alimentation » que cette initiative souhaite créer.
À ces deux exemples récents, nous pouvons ajouter que depuis 2010 déjà, la Stratégie québécoise de santé et de bien-être des animaux – pour UNE santé bien pensée!, un autre instrument normatif non-contraignant, mentionne l’approche Une seule santé.
Le droit de la gouvernance est donc le véhicule par lequel cette approche des risques sanitaires s’est taillé une place dans la gouvernance agricole au Québec. Qui plus est la coconstruction de normes par les parties prenantes du secteur bioalimentaire québécois et suivant un processus d’élaboration interdisciplinaire et intersectoriel est à l’image même du concept.
